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Grèves : à quelles conditions peut-on réquisitionner des salariés ?

Longtemps interdite, la grève a été autorisée par une loi du 25 mai 1854 (voir l’article publié sur le Blog pratique du droit du travail : « Le droit de grève a 150 ans ! »).

La loi ne donne pas de définition de la grève et ce sont les juges qui, au fil des contentieux, ont défini la grève comme étant la « cessation collective et concertée du travail en vue d’appuyer des revendications professionnelles » (Cass. soc. 16 mai 1989 n°85-43359 à 85-43365; 2 février 2006 n°04-12336).

Le droit de grève a valeur constitutionnelle; il est en effet mentionné dans le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, auquel renvoie la Constitution du 4 octobre 1958  :  » le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent« .

  • Contrairement aux idées reçues, le droit de grève, même s’il s’agit d’un droit à valeur constitutionnelle, n‘est pas un droit absolu: la loi peut y apporter des restrictions.

Dans le secteur public , le droit de grève est encadré (voir l’article publié dans le Blog pratique du droit du travail: le droit de grève dans le secteur public: un droit encadré).

Il l’est beaucoup moins, en revanche, dans le secteur privé.

Ainsi, le code du travail  fait référence au droit de grève uniquement en ce qui concerne ses conditions d’exercice, par rapport à la protection des salariés: l’ article L2511-1 énonce que l’exercice du droit de grève ne peut justifier la rupture du contrat de travail, sauf faute lourde imputable au salarié, que son  exercice ne peut donner lieu à aucune mesure discriminatoire , notamment en matière de rémunérations et d’avantages sociaux, et que tout licenciement prononcé en absence de faute lourde est nul de plein droit.

  • Dans certaines circonstances d’urgence, notamment en cas d’atteinte constatée ou prévisible à l’ordre public, la réquisition de grévistes peut être ordonnée.

Si le droit de grève a une valeur constitutionnelle, la sauvegarde de l’ordre public et la continuité des services publics sont également des objectifs à valeur constitutionnelle.

Il appartient par conséquent à l’autorité publique de prendre les mesures nécessaires pour préserver l’ordre public et la continuité des services publics,  sans que ces mesures ne conduisent à remettre en cause le droit de grève.

L’équilibre est fragile et c’est au juge des référés que revient la charge d’exercer un contrôle sur les mesures décidées par l’autorité publique afin de vérifier s’il n’y a pas  atteinte au droit de grève.

Plusieurs dispositions légales autorisent la réquisition de personnes :

L’article R2212-7 du Code de la défense précise :

« Dès la publication du décret de mobilisation générale ou du décret d’ouverture du droit de réquisition et jusqu’à publication du décret mettant fin au droit de réquisition, tout Français, toute Française qui appartient aux administrations et services publics à quelque titre que ce soit, même à titre temporaire, est tenu, sans ordre spécial, de rester au poste qu’il occupe ou de rejoindre tout autre poste qui pourrait lui être assigné par l’autorité compétente.
Celles des personnes mentionnées à l’alinéa précédent qui se trouvent absentes, pour toute autre cause que pour raison de santé, sont alors tenues de rejoindre leur poste ou celui qui leur est assigné par l’autorité dont elles relèvent« .

Ce pouvoir de réquisition civile appartient au pouvoir exécutif par application des articles L2211-1 et R2211-1 et suivants du Code de la Défense qui autorisent le pouvoir exécutif à prendre les mesures de réquisition des personnes « pour les besoins généraux de la nation ».

Il s’agit d’un pouvoir général qui s’applique à tout citoyen français. Il n’est pas limité aux seuls services publics et peut concerner les grévistes d’une entreprise privée.

Il a été jugé que ce pouvoir ne peut être utilisé que dans le cas où la grève serait de nature à « porter une atteinte suffisamment grave soit à la continuité du service public, soit à la satisfaction des besoins de la population » (CE 24 février 1961, Isnardon, Recueil Lebon 150), ce qui explique sans doute qu’il soit très rarement mise en œuvre.

« En cas d’urgence, lorsque l’atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques l’exige et que les moyens dont dispose le préfet ne permettent plus de poursuivre les objectifs pour lesquels il détient des pouvoirs de police, celui-ci [le représentant de l’État] peut, par arrêté motivé, pour toutes les communes du département ou plusieurs ou une seule d’entre elles, réquisitionner tout bien ou service, requérir toute personne nécessaire au fonctionnement de ce service ou à l’usage de ce bien et prescrire toute mesure utile jusqu’à ce que l’atteinte à l’ordre public ait pris fin ou que les conditions de son maintien soient assurées« .

« L’arrêté motivé fixe la nature des prestations requises, la durée de la mesure de réquisition ainsi que les modalités de son application ».

« Le préfet peut faire exécuter d’office les mesures prescrites par l’arrêté qu’il a édicté ».

  • La réquisition doit être motivée par le fait que la grève risque de porter une atteinte grave, soit à la continuité du service public, soit à la satisfaction des besoins de la population.

Voir en ce sens Conseil d’État, 24 février 1961, Sieur Isnardon, Recueil Lebon, page 150 : « (…) Considérant que si les grèves déclenchées par le personnel de la Régie autonome des transports de la ville de Marseille à partir du 15 juillet 1956 se sont manifestées par des interruptions de service d’une durée variable sur différentes lignes du réseau, il ne ressort pas des pièces du dossier que les perturbations qui en sont résultées, sur ce trafic aient eu pour effet de porter soit à la continuité du service des transports, soit à la satisfaction des besoins de la population une atteinte suffisamment grave pour justifier légalement la réquisition du personnel de cette régie; que, dès lors, le sieur Isnardon est fondé à soutenir que le Gouvernement n’a pu légalement prendre, dans le cadre des pouvoirs qu’il tenait du titre II de la loi du 11 juillet 1938 dont les dispositions ont été maintenues en vigueur par celle du 28 février 1950, le décret du 3 octobre 1956 permettant la réquisition de l’ensemble du personnel dont s’agit;(…) »

(cité dans le Blog de Maître André ICARD).

  • Le Préfet ne peut prendre que les mesures imposées par l’urgence et proportionnées aux nécessités de l’ordre public.

Lors d’une grève de sage-femmes dans une clinique, il a ainsi été jugé que « le préfet ne peut requérir l’ensemble des sages-femmes en vue de permettre la poursuite d’une activité complète d’accouchement du service obstétrique de la clinique dans les conditions existantes avant le déclenchement du mouvement de grève » ; « en prescrivant une telle mesure générale, sans envisager le redéploiement d’activités vers d’autres établissements de santé ou le fonctionnement réduit du service, et sans rechercher si les besoins essentiels de la population ne pouvaient être autrement satisfaits compte tenu des capacités sanitaires du département, le préfet a commis une erreur de droit ».

« La décision de requérir l’ensemble des sages-femmes de la clinique était entachée d’une illégalité manifeste qui portait une atteinte grave à la liberté fondamentale que constitue le droit de grève » (Conseil d’Etat, 1ère et 2ème sous-sections réunies, 9 décembre 2003, 262186, publié au recueil Lebon).

  • Peut-on réquisitionner le personnel d’un établissement pétrolier ?

OUI, à condition que les perturbations résultant de la grève créent une menace pour l’ordre public  et que la réquisition constitue une solution nécessaire pour prévenir le risque.

La réquisition ne doit porter que sur le nombre de salariés strictement nécessaires pour assurer le service minimum que requièrent les seules nécessités de l’ordre et de la sécurité publics; elle ne doit pas conduire à instaurer un service normal au sein de l’établissement. A défaut, il y a atteinte illégale au droit de grève.

Lors des grèves qui se sont produites en 2010, lors de la réforme des retraites initiée par le précédent gouvernement, des arrêtés de réquisition ont été pris par les Préfets. Certains ont été annulés, d’autres non.

  • Dans le cas de l’occupation du site de Gargenville, l’arrêté de réquisition a été validé.

Un arrêté préfectoral avait ordonné la réquisition pour une durée de six jours de membres du personnel de l’établissement pétrolier de Gargenville (TOTAL). Le Conseil d’Etat l’a validé, en ces termes:

« Considérant que par arrêté du 22 octobre 2010, le préfet des Yvelines a réquisitionné, sur le fondement du 4° de l’article L. 2215-1 du code général des collectivités territoriales, pour une durée de six jours, certains personnels de l’établissement pétrolier de Gargenville, exploité par la société Total ;

Considérant qu’aux termes de l’article L. 2215-1 du code général des collectivités territoriales : (…) 4° En cas d’urgence, lorsque l’atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques l’exige et que les moyens dont dispose le préfet ne permettent plus de poursuivre les objectifs pour lesquels il détient des pouvoirs de police, celui-ci peut, par arrêté motivé, pour toutes les communes du département ou plusieurs ou une seule d’entre elles, réquisitionner tout bien ou service, requérir toute personne nécessaire au fonctionnement de ce service ou à l’usage de ce bien et prescrire toute mesure utile jusqu’à ce que l’atteinte à l’ordre public ait pris fin ou que les conditions de son maintien soient assurées.  L’arrêté motivé fixe la nature des prestations requises, la durée de la mesure de réquisition ainsi que les modalités de son application (…) ;

Considérant que le droit de grève présente le caractère d’une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative ; que toutefois le préfet peut légalement, sur le fondement des dispositions du 4° de l’article L. 2215-1 du code général des collectivités territoriales, requérir les salariés en grève d’une entreprise privée dont l’activité présente une importance particulière pour le maintien de l’activité économique, la satisfaction des besoins essentiels de la population ou le fonctionnement des services publics, lorsque les perturbations résultant de la grève créent une menace pour l’ordre public ; qu’il ne peut prendre que les mesures nécessaires, imposées par l’urgence et proportionnées aux nécessités de l’ordre public ;

Considérant qu’il résulte de l’instruction que, le 22 octobre 2010, les stocks de carburant aérien à l’aéroport de Roissy Charles de Gaulle ne couvraient plus que trois jours de consommation et devaient être complétés en raison des délais de traitement et de livraison nécessaires ; que l’incapacité de l’aéroport à alimenter les avions en carburant aérien pouvait conduire au blocage de nombreux passagers, notamment en correspondance, et menacer la sécurité aérienne en cas d’erreur de calcul des réserves d’un avion ; que par ailleurs la pénurie croissante d’essence et de gazole en Ile de France le 22 octobre 2010 menaçait le ravitaillement des véhicules de services publics et de services de première nécessité et créait des risques pour la sécurité routière et l’ordre public ;

Considérant que la réquisition de l’établissement de Gargenville, en raison de ses stocks de carburant aérien et de sa capacité de traitement de kérosène, constituait une solution nécessaire, dans l’urgence, à la prévention du risque de pénurie totale de carburant aérien à l’aéroport, en l’absence d’autres solutions disponibles et plus efficaces ; qu’en raison de sa situation, cet établissement représentait également une solution nécessaire à l’approvisionnement en urgence de la région Ile de France en essence et en gazole ;

Considérant que le personnel requis par l’arrêté du 22 octobre 2010 est limité aux équipes de quart nécessaires, notamment pour des raisons de sécurité, à l’accomplissement des fonctions de livraison de carburant aérien, de traitement du kérosène et de livraison d’essence et de gazole correspondant aux nécessités de l’ordre public ; que les effectifs ainsi concernés ne représentent qu’une fraction de l’effectif total de l’établissement ; que, dans ces conditions, la détermination de l’effectif des salariés requis n’est pas, en l’état de l’instruction, entachée d’une illégalité manifeste, alors même que les salariés requis, eu égard à leurs fonctions, représenteraient l’essentiel des salariés grévistes ;

Considérant que si l’arrêté du 22 octobre 2010 inclut dans la réquisition les fonctions de réception de carburants et de réception et livraison de fioul domestique, qui ne correspondent pas aux nécessités d’ordre public invoquées, l’administration a indiqué à l’audience publique que ces mentions étaient erronées, n’étaient pas appliquées et ne pouvaient pas l’être ; que, dans ces conditions, l’intervention du juge des référés, sous forme d’injonction, n’apparaît pas nécessaire ;

Considérant enfin que la circonstance que le préfet a, après avoir indiqué les motifs de la réquisition, sa durée, les prestations requises, les effectifs requis ainsi que leur répartition, laissé à l’exploitant de l’établissement le soin d’en gérer l’activité dans ces conditions, ne constitue pas une illégalité manifeste » (Conseil d’État, 27 octobre 2010, n°343966).

  • En revanche, l’arrêté de réquisition concernant la raffinerie TOTAL de Grandpuits, pris à la même période, a été annulé car les mesures prises avaient pour effet d’instaurer un service normal au sein de l’établissement et non le service minimum que requièrent les seules nécessités de l’ordre et de la sécurité publics et portaient ainsi atteinte une atteinte illégale au droit de grève.

Dans son ordonnance de référé liberté du 22 octobre 2010, le juge des référés du Tribunal administratif de Melun a ainsi rappelé que « le droit de grève présente le caractère d’une liberté fondamentale au sens de l’article L.521-2 du code de justice administrative ; que si le préfet, dans le cadre des pouvoirs qu’il tient du 4° de l’article L.2215-1 du code général des collectivités territoriales , peut légalement requérir les personnels en grève d’une entreprise pétrolière dans le but d’assurer l’approvisionnement en carburant des véhicules des services d’urgence et de secours du département ainsi que de prévenir les troubles à l’ordre et à la sécurité publics que génèrerait une pénurie prolongée, il ne peut toutefois prendre que les mesures imposées par l’urgence et proportionnées aux nécessités de l’ordre public: qu’en réquisitionnant la quasi totalité du personnel de la raffinerie Total de Grandpuits en vue, non seulement d’alimenter en carburants les véhicules prioritaires, mais également de fournir en produits pétroliers de toute nature l’ensemble des clients de la raffinerie, dans le but de permettre aux entreprises du département de poursuivre leurs activités, et alors, au surplus, que le représentant du préfet a déclaré à l’audience que des stations-service du département étaient déjà réservées au profit des véhicules d’urgence et de secours, l’arrêté a eu pour effet d’instaurer un service normal au sein de l’établissement et non le service minimum que requièrent les seules nécessités de l’ordre et de la sécurité publics ».

Le juge du référé liberté du Tribunal administratif de Melun a jugé qu’il résultait « de tout ce qui précède que l’arrêté en litige a porté une atteinte grave et manifestement illégale au droit de grève et que son exécution doit pour ce motif, être suspendue, mais que la présente décision ne fait pas obstacle à ce que le préfet puisse, le cas échéant, décider, si le conflit se prolonge, de faire usage des pouvoirs qu’il tient du 4° de l’article L.2215-1 du code général des collectivités territoriales dans les limites précédemment énoncées; (…) » (Tribunal administratif de Melun, ordonnance de référé liberté, 22 octobre 2010, Confédération générale du travail – Confédération de syndicats professionnels et autres, n° 1007329/6)

(cité dans le Blog de Maître André ICARD).

  • Peut-on réquisitionner les salariés d’une entreprise privée ?

OUI lorsqu’il s’agit de la réquisition civile décidée par le Pouvoir exécutif, par application des dispositions du Code de la Défense, car cette réquisition concerne tous les citoyens français.

OUI mais sous certaines conditions, lorsqu’il s’agit de la réquisition décidée par le Préfet, par application de l’article L2215-1 du Code général des collectivités territoriales.

Ainsi, dans une décision du 9 décembre 2003, le Conseil d’état a jugé que le préfet, dans le cadre des pouvoirs qu’il tient du 4° de l’article L. 2215-1 du code général des collectivités territoriales, peut légalement requérir les agents en grève d’un établissement de santé, même privé, dans le but d’assurer le maintien d’un effectif suffisant pour garantir la sécurité des patients et la continuité des soins.

Il ne peut toutefois prendre que les mesures imposées par l’urgence et proportionnées aux nécessités de l’ordre public, au nombre desquelles figurent les impératifs de santé publique.

Tel n’est pas le cas lorsque son arrêté conduit à instaurer un service complet et non un service minimum (Conseil d’État, 9 décembre 2003 n°262 186).

  • Seuls le Gouvernement ou le Préfet peuvent réquisitionner des grévistes.

L’employeur n’a pas le droit de le faire : il ne tient d’aucune disposition législative le droit de réquisitionner des grévistes, et ce même s’il s’agit d’assurer un service minimum de sécurité dans des installations  classées figurant parmi les points et réseaux sensibles pour la Défense nationale (Cass. soc 15 décembre 2009, n° 08-43603 ).

Ni le juge des référés: il a été jugé que les pouvoirs attribués au juge des référés en matière de dommage imminent consécutif à l’exercice du droit de grève ne comportent pas celui de décider la réquisition de salariés grévistes (Cass. soc. 25 février 2003 n°01-10812). De la même manière, le juge des référés ne peut condamner un salarié gréviste à exécuter son travail même pendant la durée d’un service minimum (Cass. soc. 26 novembre 2003 n°01-10847).

  • Que risquent les salariés qui refusent la réquisition ?

L’article L2215-1 du Code général des collectivités locales précise que  » le refus d’exécuter les mesures prescrites par l’autorité requérante constitue un délit qui est puni de six mois d’emprisonnement et de 10 000 euros d’amende« .

L’auteure de cet article

Cet article a été rédigé par Maître Nathalie Lailler, avocate spécialiste en droit du travail, de la sécurité sociale et de la protection sociale.

Si vous souhaitez une réponse documentée ou un conseil, vous pouvez demander une consultation en ligne avec Maître Lailler ici.

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